Gros match de Mbappé et petit drame familial

France–Argentine. Il fait très chaud sur la grande braderie commerciale annuelle. Les camelots ont investi toutes les rues piétonnes. Les terrasses des cafés-restaurants de la place sont occupées par une foule tricolore : lunettes, colliers en plumes, maquillage et même couvre-chef en forme de coq dont la simple vision fait transpirer. Des hauts parleurs diffusent France Bleue Picardie. Les animateurs ne sont pas sans parler du match qui se prépare. A l’écart de toute cette agitation, le Madison* est en configuration canicule. Le store est baissé pour faire un maximum d’ombre sur la façade. La porte est fermée, ce qui est rare. La climatisation tourne à plein régime.

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A l’heure des hymnes, la salle est silencieuse avec, tout au plus, une douzaine de personnes. Elle continue de se remplir pendant les dix premières minutes du match. La clientèle est un peu différente qu’à l’accoutumé : elle est plus âgée et plus familiale. Il y a trois populations. Tout d’abord, juste devant le grand écran, une dizaine de membres du kop, surtout des trentenaires, se sont installés autour de trois tables. Parmi eux, une seule femme qui a enlevé son collier de plumes tricolores en entrant pour le poser sur la table. Elle fera de nombreux commentaires techniques pendant toute la rencontre. Un seul a un maillot de l’équipe de France. Ensuite, trois hommes seuls, chacun dans un coin de la pièce. Deux ont la cinquantaine. Le troisième est septuagénaire et il restera près de la porte à boire son café. Enfin, dans le fond, sur les banquettes, deux familles, peut-être attirées par la fraîcheur du lieu : un couple avec un garçon de 8 ans et une femme avec deux garçons de 4 à 6 ans.

Franck le patron, n’est pas au bar. D’ailleurs, personne n’est au bar. Il est assis juste sous le grand écran, dans le fond d’une banquette sur laquelle il a allongé ses jambes. Dans cette position, il regarde le match sur la petite télévision fixée à gauche de la porte d’entrée. Il surveille les allées et venues et il ne se lève que pour servir des bières que les clients commandent en secouant leur verre vide dans sa direction. D’une certaine façon, il occupe la même position que lorsqu’il est au méga en tribune : face au kop et dos au match. Aujourd’hui, il n’organise pas les acclamations mais il assène à la cantonade quelques phrases définitives sur le déroulement du match. Par exemple, à la trentième minute alors que les français cafouillent un ballon devant le but argentin :

« Mais qu’est-ce qu’ils foutent à tricoter comme ça dans la surface ? ».

Un grand barbu autour de la quarantaine, que j’appellerai Anthony*, est juste devant moi. Je l’entends d’autant mieux qu’il parle fort et s’impose à sa table comme commentateur officieux du match. Dès le coup d’envoi, il lance : « Carton rouge pour Messi », comme un sort jeté au plus redoutable adversaire des Français. Puis, il discute de ses prochaines vacances, de la villa avec piscine qu’il a louée, montre des photos sur son téléphone portable. Anthony a une douleur persistance dans le bas du dos. Avant d’arriver au Madison, il a dû s’arrêter dans une pharmacie puisqu’une boîte de patch chauffant est posée sur sa table au milieu des consommations. Il est le seul au Perrier. Sans doute lui a-t-on déconseillé de mélanger alcool et anti-inflammatoire.

La première grosse action française et la faute sur Mbappé réveillent la salle. On réclame un carton rouge. Lorsque la barre transversale sauve les argentins suite au coup franc, le kop se lève : « ohhhhh ». Quelques instants plus tard, Mbappé en contre-attaque fait une course de 60 mètres (« Vas-y, vas-y ») avant d’être bousculé dans la surface : pénalty. Tout le monde scrute le ralenti puis Griezmann ne manque pas l’occasion d’ouvrir le score. Applaudissements. Anthony est satisfait de ce début de match tonitruant des Français et s’empare de son téléphone : « Je vais regarder sur So Foot pour voir ce qu’ils racontent ». Puis : « Quel dommage, on n’a pas vu pas la réaction de Maradona ». Après s’être percutés, un défenseur argentin et Olivier Giroux se roulent tous les deux par terre, ce qui appelle un nouveau commentaire d’Anthony : « Ah bah, ils sont morts tous les deux ». Di Maria égalise avec une frappe à 20 mètres. Franck pointe du doigt un habitué :

« C’est ce que je t’avais dit… des grosses frappes de loin… elle est bien enroulée et en plus, il n’y a personne sur lui ».

Les enfants se désintéressent totalement du match. Sur la banquette de gauche, ils s’amusent à se lancer des gouttes de coca avec leur paille avant de se faire gronder. Sur banquette de droite, le garçon a sorti une console de jeu. Le père veut voir le match mais la mère s’impatiente : « Bon, on y va », « Tu pourras suivre le match, il est diffusé à la radio ». A la pause, la salle se vide de ses fumeurs. Le père de la famille a trouvé un allié en la personne de son fils qui ne veut pas abandonner sa partie en cours. Discrètement, il va chercher une seconde bière, ce qui déplait à sa épouse. « Ce n’est que la deuxième » se défend-il. L’épouse de Franck arrive et s’installe sur une banquette vide derrière lui. Elle va lire le journal local de la première à la dernière page pendant toute la seconde période, ne levant un œil sur la télévision que lorsque le rythme des commentaires s’accélère. Un habitué entre avec son petit garçon d’environ deux ans dans les bras. Il salue tout le monde, commande une bière et sort d’une petite glacière décorée de portraits de Winnie l’Ourson une gourde de compote qu’il donne à l’enfant.

La second but argentin crispe l’assistance : « Putain, c’est pas vrai ». Anthony n’en croit pas ses yeux : « C’est une blague ». Un groupe de quatre personnes s’est installé en terrasse. Lorsque l’homme rentre dans le bar pour commander les boissons, il jette un œil sur la télévision puis lance : « Tiens, c’est super, l’Argentine gagne ». La provocation est trop manifeste pour entraîner autre chose que de l’indifférence. Cependant, personne ne se lève pour l’aider à ouvrir la porte alors qu’il est encombré avec ses quatre grandes bières dans les mains. A la 55ème minute, la femme réussit enfin à imposer le départ à toute la famille de droite : « Allez on y va. Range ta console » – « Mais pourquoi maman ? » – « On doit aller chercher ton frère et faire les courses parce que Christelle et Bruno viennent manger ce soir ». Le mari est dépité mais plus aucune échappatoire n’est possible.

La reprise de volée de Pavard libère la tension. Le ralenti est applaudi. La balle, bien brossée, est en pleine lucarne. Pour Anthony : « Pooooo, c’est le plus beau but des Français ». Pour Franck : « Lui, il peut la tirer 15 fois, il n’en mettra qu’une seule dedans ». On échange sur le fait que Pavard est du Nord, qu’il a joué à Lille avant de monter en première division avec son club de Stuttgart. Les deux buts de Mbappé à quatre minutes d’intervalle mettent la salle debout. « Nous aussi, on a notre Messi, il s’appelle Mbappé » dit Anthony. Le problème, c’est qu’à chaque fois qu’il se lève, il perd son patch chauffant, le ramasse difficilement par terre et doit le repositionner en évitant des contorsions douloureuses. Il ferait mieux de faire comme Franck qui reste à demi allongé sur sa banquette.

La victoire est proche. Anthony aimerait un cinquième but « pour voir la tête de Maradona ». Les parades de Lloris ou les actions défensives des français sont applaudies. Le dernier but argentin ne change rien. Quand les arrêts de jeu se prolongent, l’agacement monte. « Allez siffle ». Le coup de sifflet final est donné sous des applaudissements nourris. La femme remet son collier de plumes tricolores autour du cou. Anthony déclare que pour fêter cette belle victoire, il va prendre un panaché, ce qui fait bien rire ses camarades. Tout le monde fait la queue pour régler ses consommations et sort. Sur le chemin du retour, je trouve une belle paire de chaussures de running à ma taille à moitié prix.

Eric Passavant, Hauts-de-France.

* Noms modifiés

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