Le parc des Américain(e)s

Les deux demi-finales du Mondial ont donné lieu à un spectacle contrasté tant sur le terrain que dans les tribunes et aux abords du « stade de Lyon », nom donné par la FIFA au « Groupama Stadium » (par refus du naming des stades et désir de laisser toute la lumière à ses propres partenaires officiels), aussi connu sous le nom de « Parc OL », en tant que maison de l’Olympique Lyonnais. Sommet d’intensité et de suspens, illuminé par des gestes de grande classe, Etats-Unis – Angleterre a également valu le détour par l’ambiance entretenue par les supporters anglais et surtout américains. Match fermé, tactique, truffé de fautes techniques, à peine éclairé par quelques belles actions, Pays-Bas – Suède s’est achevé dans la quasi-indifférence d’un stade largement vidé de ses occupants. Malgré les divergences entre les deux soirées, deux points communs m’ont sauté aux yeux. La spécificité du public de ce Mondial féminin par rapport aux compétitions similaires de football masculin, d’une part. L’omniprésence des supporters américains, d’autre part.

Une sortie initiatique

Je dois le confesser humblement : Etats-Unis – Angleterre a été mon premier « vrai » match de football féminin dans un stade. J’avais déjà vu des parties amateurs ou un « baisser de rideau » féminin après un match professionnel masculin, j’avais suivi de nombreuses rencontres à la télévision, je m’étais documenté tant sur les joueuses que sur les habitudes des spectateurs, mais je n’étais jamais allé au stade spécialement pour du football féminin. A l’ouverture de la billetterie du Mondial au grand public, je me suis empressé de réserver des places pour les demi-finales et la finale, profitant de leur localisation à Lyon, ville où je réside. Le « pack » de trois matches coûtait 100 euros en catégorie 3 : quatre catégories de prix étaient disponibles, la catégorie 1 étant la plus chère. J’ai ainsi été correctement placé, sur un côté du virage nord, en bas du deuxième niveau. Désireux de m’approprier l’événement, je me suis garé sur l’un des parkings du stade peu après 18h30 avant chaque demi-finale, alors que le coup d’envoi était programmé à 21h. 20 euros la place de parking chaque soir, voilà qui contraste avec le prix plutôt accessible des billets de match (au regard des standards pour un tel événement dans le football masculin) mais qui permet de repartir beaucoup plus vite qu’en tramway ou que depuis un parking relais.

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A peine arrivé, je suis frappé par le caractère inhabituel pour moi de l’atmosphère régnant autour du stade. Mes points de comparaison dans cette même enceinte sont des matches de l’OL masculin, mais aussi des événements exceptionnels du même type que ce Mondial, comme des rencontres de l’Euro 2016, un France – Etats-Unis masculin en juin 2018, la finale Atletico Madrid – Olympique de Marseille d’Europa League en mai 2018 et des demi-finales françaises et finales européennes de rugby masculin. Evidemment, je m’attendais à ce que l’ambiance s’éloigne de celle de feu d’un Atletico-OM rythmé par les cris, les chants puissants, les battements de mains et roulements de tambours, les insultes envers l’adversaire et Jean-Michel Aulas, le président lyonnais honni des Marseillais, les provocations verbales et physiques, les fumigènes et le bruit assourdissant des pétards. Mais elle est aussi significativement différente de celle des matches de l’Euro. Autour de l’enceinte, les spectateurs déambulent tranquillement. Personne ne chante ou ne parle fort. Les queues aux buvettes et aux boutiques officielles, déjà longues plus de deux heures avant le match, sont bien nettes : personne ne tente de resquiller. Aucun supporter ne se lance à l’assaut des lions qui entourent le stade pour les gravir ou les recouvrir d’adhésifs à la gloire de son club ou de son groupe de supporters. Quand des fans adverses anglais et américains se croisent, ils s’ignorent ou se sourient. Personne ne chambre, même gentiment, l’adversaire. Personne ne semble avoir abusé de l’alcool. Rebelote le lendemain pour Pays-Bas – Suède.

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Je sens également que le public n’est pas seulement venu voir un grand événement par curiosité : il est largement composé d’amateurs et d’amatrices de football. Les très nombreux maillots ou tee-shirts aux couleurs des pays ou de la compétition en attestent : tee-shirts officiels du Mondial, maillots des sélections jouant chaque demi-finale, mais aussi nombreuses tuniques de l’équipe de France, tant des Bleus que des Bleues (ce qui témoigne de l’essor de la pratique, du spectacle et du merchandising dans le football féminin), du club local de l’OL, d’autres sélections engagées dans ce Mondial, de clubs professionnels et amateurs notamment féminins, etc.

Une atmosphère particulière

Outre son calme et son attachement au football, le public de ces demi-finales me marque par sa composition. L’atmosphère et la population les plus ressemblantes sont celles du France – Etats-Unis treize mois plus tôt. Ce n’est guère surprenant : un match de football (a fortiori amical) d’une sélection masculine attire, dans la plupart des pays occidentaux, un public plus paisible et familial qu’un match de club masculin. Néanmoins, j’ai le sentiment d’être, lors de ces demi-finales, dans un milieu particulier : beaucoup de familles avec les deux parents et leurs enfants (garçons comme filles), parfois même les grands-parents ; beaucoup de femmes, jeunes et moins jeunes, souvent entre amies ; quasiment aucun jeune homme looké selon les standards des kops de football masculin… Sur le parvis, les gens consomment, écoutent un spectacle de percussions proposé par des adolescents, s’assoient sur les bancs disposés à certains endroits ou sur les structures en béton, profitent des chaises longues devant l’écran géant sans réagir outre mesure à la rediffusion des buts des matches précédents – lesquels suscitent souvent des exclamations dans les mêmes circonstances autour du football masculin.

L’ambiance est tellement apaisée que les dispositifs de maintien de l’ordre ont été revus à la baisse au cours de la compétition, d’après ce que m’a indiqué un responsable français de la lutte contre le hooliganisme. La fouille à l’entrée sur le parvis est professionnelle mais légère. Surtout, c’est la seule fouille : elle n’est pas complétée par une autre à l’entrée dans les tribunes. Je croise quelques pompiers mais quasiment aucun policier, malgré plusieurs tours du parvis. Désœuvrés, les policiers spécialisés des SIR (sections d’intervention rapide intervenant dans les tribunes des matches professionnels masculins) discutent à l’entrée du parvis en maudissant sans doute leur survêtement et veste réglementaires en ces chaudes journées. Placés non loin de moi pendant le match, ils regardent machinalement les tribunes ou suivent la rencontre pour passer le temps. A l’intérieur du stade, les grilles séparant les coursives des quatre tribunes (sud et nord derrière les buts, et latérales est et ouest – cette dernière contenant la tribune officielle) sont ouvertes ce qui permet de faire le tour du stade à l’intérieur même de l’enceinte et de parfaire mes observations : même pour France – Etats-Unis, elles avaient été fermées pour cloisonner les secteurs.

Ces spécificités me semblent être dues à trois facteurs. Primo, pour remplir les stades, les organisateurs du Mondial 2019 ont fixé des tarifs accessibles permettant ainsi à de nombreuses familles d’aller ensemble au stade, ce qui est beaucoup moins le cas pour un Euro ou un Mondial masculins (lire un article du Monde à ce sujet). Deuzio, le football féminin attire schématiquement deux publics : un premier qui suit aussi bien le football masculin que féminin ; un second plus spécifique, caractérisé par son intérêt pour le sport féminin et/ou par sa volonté de profiter d’une ambiance plus paisible. Tertio, les spectateurs américains ne sont pas tout à fait les mêmes que leurs homologues européens.

American way of living football

Aux Etats-Unis, les grands stades sont généralement éloignés du centre, comme l’est le Parc OL du cœur de Lyon. Le public arrive tôt sur les lieux et consomme sur place à l’extérieur puis à l’intérieur de l’enceinte. En sortant de ma voiture avant la demi-finale contre l’Angleterre, je tombe aussitôt sur une famille américaine mangeant autour du coffre de son véhicule de location. Plus de deux heures avant le match, les supporters américains sont déjà très nombreux sur le parvis – bien plus rempli que le lendemain à la même heure pour Pays-Bas – Suède. Une heure avant le match, ils ont pour la plupart déjà pris place dans les gradins, qui se sont garnis beaucoup plus rapidement que le lendemain.

Pariant sur une qualification de leur sélection, de nombreux Américains ont de longue date acheté des packs pour les trois derniers matches de la compétition et planifié leurs vacances en France en fonction. Cette semaine, j’ai pu les croiser dans les rues de Lyon, sur les pistes cyclables ou au restaurant (lire un article du Monde à ce sujet). Le soccer étant un sport très prisé par et pour les jeunes filles dans les classes moyennes et supérieures blanches, le public américain présent au Parc OL est massivement blanc (j’ai juste relevé quelques fans de type asiatique mais je n’ai croisé aucun Noir ou Hispanique portant les couleurs américaines), il compte beaucoup de femmes de tous âges et il semble socialement privilégié. Il est naturellement patriote : l’hymne américain est repris la main sur le cœur par la plupart des supporters. Une partie de ce public est aussi militant : de nombreux maillots arborent le nom de Rapinoe, une des stars de l’équipe, forfait pour la demi-finale sur blessure. Elle est soutenue pour ses qualités sportives mais aussi pour son opposition à Trump et son homosexualité assumée, selon les témoignages récoltés sur place par une journaliste. Un drapeau arc-en-ciel, symbole de la communauté LGBT+, est affiché en tribune est.

Le public américain paraît globalement connaisseur du football. Les maillots ne sont pas seulement floqués au nom des grandes stars : de nombreuses joueuses de la sélection s’affichent au dos des supporters. Pendant le match, ce public ressent bien le rythme de la partie : il pousse son équipe quand elle attaque ou bénéficie d’un corner, participant notamment activement au premier quart d’heure de feu des Américaines, mais il applaudit aussi les actions défensives, les interceptions, les transversales réussies ou les beaux gestes. Il célèbre encore plus le pénalty arrêté par la gardienne américaine que les deux buts de son équipe. Evidemment, certains supporters américains quittent parfois les gradins en plein match pour aller aux toilettes ou à la buvette, ce qui surprend souvent les spectateurs européens, mais ces sorties m’ont paru marginales et surtout effectuées lors de temps faibles de la partie.

La répartition des supporters américains dans le stade est également atypique. Chaque fédération qualifiée pour les demi-finales bénéficie d’un quota de places, la plupart en catégorie 4 dans les premiers rangs derrière un but, les autres étant réparties dans chaque catégorie, ce qui crée des petits blocs monochromes dans les tribunes. Les membres des American Outlaws, le principal groupe de supporters de la sélection américaine (déjà présent, en bien plus petit comité, lors du France – Etats-Unis masculin), animent ainsi debout le bas d’un virage sud par ailleurs relativement clairsemé : une affluence de 53 000 spectateurs est officiellement annoncée pour une capacité d’un peu moins de 60 000 (contre 48 000 le lendemain). Symétriquement, les supporters anglais sont principalement regroupés en bas du virage nord. Parmi les groupes de supporters présents lors de ce Mondial, les American Outlaws constituent, avec les Irrésistibles Français, celui qui emprunte le plus les codes des groupes ultras du football masculin. Grande banderole à leur nom posée en bas de tribune, mouvements d’ensemble et chants orchestrés par des meneurs, voile déployée au début du match, encouragements réguliers, etc. Ce n’est sans doute pas un hasard si les American Outlaws comme les Irrésistibles Français soutiennent leurs sélections masculine et féminine, alors que d’autres groupes de supporters (comme les France Ang’elles dans notre pays) se concentrent sur le foot féminin.

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Mais le public américain est loin de se limiter au virage sud et à quelques blocs épars dans les gradins. La tribune latérale située à l’est, en face des caméras, est très majoritairement américaine. C’est aussi elle qui rassemble la majorité des 20 000 Américains annoncés pour ce match. En effet, de nombreux supporters américains ont acheté directement ces bonnes et onéreuses places sur la plateforme de billetterie de la FIFA. Remplie très tôt, cette tribune accorde une belle ovation à ses joueuses à leur entrée pour l’échauffement puis pour le match avant de les porter pendant toute la rencontre, en reprenant volontiers les chants des American Outlaws mais aussi en prenant d’elle-même l’initiative et en se tenant debout lors des moments cruciaux. Dès lors, le principal bastion du soutien aux Américaines n’a pas été derrière un but, mais dans une tribune latérale, laquelle a retrouvé son calme habituel dès la deuxième demi-finale du lendemain.

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Les supporters américains et les autres

Ainsi, parmi les quatre demi-finalistes, les Etats-Unis ont été, de loin, la sélection la plus soutenue, tant par le nombre de ses fans que par leur activité. Les supporters anglais, néerlandais et suédois étaient essentiellement regroupés derrière un but et dans quelques autres secteurs du stade. Nombreux, formant le plus gros contingent après les Américains, les fans néerlandais ont animé le centre de Lyon, déployé le symbole de leur équipe sur une grande voile au début du match et lancé quelques chants, mais ils ont été vocalement bien plus discrets que ce que j’escomptais, même si un petit groupe de musiciens a égayé le virage nord de chansons populaires parfois reprises par les fans. Moins nombreux que leurs homologues bataves, les supporters suédois ont été plus engagés dans leurs encouragements. Ce sont surtout les Anglais, appuyés eux aussi par des musiciens, qui se sont illustrés, d’une part, en réussissant à se faire entendre lors de plusieurs poussées, malgré leur nette infériorité numérique par rapport aux Américains (ils étaient environ 2 000 soit à peu près dix fois moins que leurs adversaires) et, d’autre part, en lançant après l’égalisation anglaise un moqueur « You’re not singing anymore » tournés vers la tribune est – ce qui m’a permis de retrouver temporairement mes repères du football masculin.

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L’animation standardisée de ces demi-finales m’a aussi rappelé l’habillage visuel et sonore des compétitions internationales de football masculin : la sono a déversé (en anglais et en français) les messages officiels, la composition des équipes et les sets d’une DJ. De courts spectacles lumineux ont été organisés, ainsi que des animations invitant des spectateurs à s’agiter devant la caméra ou l’ensemble du public à crier très fort pour battre des records de décibels. En avant-match, la participation du public est ainsi très contrôlée par les organisateurs.

Pendant le match, l’atmosphère varie évidemment en fonction de la composition du public, de l’activité des supporters et du déroulement du match. Si l’ambiance a été bien plus intense lors de la première demi-finale, c’est parce que les supporters des deux camps étaient non seulement plus nombreux mais aussi plus actifs que le lendemain et parce que la rencontre a été plus palpitante. Les nombreux spectateurs neutres de Pays-Bas – Suède, parmi lesquels une part importante d’Américains, ont eu recours à plusieurs stratagèmes pour tromper leur ennui. Ils ont lancé plusieurs olas, pendant lesquelles l’attention se portait beaucoup plus sur la vague que sur le « spectacle » du terrain. Les fans locaux ont bruyamment salué l’entrée en jeu de la Lyonnaise Shanice Van de Sanden. Mais quasiment aucune manifestation collective de désappointement ne s’est élevée des gradins, les critiques sur la piètre qualité du spectacle s’exprimant uniquement dans les conversations entre spectateurs. Seul un gain de temps, de Shanice justement, a suscité une petite clameur réprobatrice. En revanche, le match s’éternisant en prolongations, une très grande partie du public neutre a quitté les lieux bien avant le terme de la rencontre, donnant un triste air de fin à ces demi-finales.

Nicolas Hourcade, au Parc OL

Un deuxième billet rendra compte d’autres observations menées lors de ces demi-finales, notamment de mes échanges avec mes voisin(e)s de tribune.

* Je remercie Sandra Laffont de l’AFP de m’avoir signalé que la plupart des supporters américains qu’elle a interrogés soutenaient le militantisme de Rapinoe, ainsi que la journaliste Flora Chaduc de m’avoir fait remarquer que les supporters américains portaient des maillots au nom de différentes joueuses (ce que j’avais noté sans l’imprimer véritablement).

3 commentaires sur “Le parc des Américain(e)s

  1. En s’imposant contre les Anglaises, les joueuses de Jill Ellis ont montré qu’elles étaient vraiment redoutables. Je dois admettre que j’ai été impressionné par les performances de Megan Rapinoe. Il faut dire que la joueuse de football a grandement contribué au succès de son équipe.

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